Pour un esprit formé à l’école de Descartes, la question de l’homme et de la machine est vite réglée : en tant qu’il a un corps que l’on peut expliquer en termes mécaniques et en tant qu’il partage ce corps avec l’animal, l’homme est une machine. Pourtant, il a bien quelque chose en plus : il a une âme, une conscience, un esprit et, de ce point de vue-là, il est plus qu’un animal et plus qu’une machine. Cette version du sens commun s’est vite trouvée réfutée dès qu’on a cherché à expliquer ce que sont l’âme, la conscience et l’esprit. Après quantité de difficultés et un siècle après Descartes, le médecin et philosophe La Mettrie concluait à notre incapacité à expliquer la conscience ou l’âme en affirmant que l’homme n’est rien d’autre qu’une machine. La postérité scientifique et technologique ne cesse de confirmer cette affirmation. Le sens commun voudrait bien y retrouver ces petits.
La question : existe-t-il une frontière infranchissable entre l’homme et la machine ?, est aujourd’hui aiguisée par ceux que l’on nomme les « techno-prophètes ». Ces techno-prophètes annoncent l’avènement de la « singularité » pour 2030. Cette singularité n’est rien de moins que la fusion achevée des hommes et des machines, que l’apparition d’une intelligence non biologique qui rendra très vite obsolète et dérisoire notre pauvre intelligence humaine, rien de moins que l’avènement d’un « trans-humanisme » qui permettra à l’homme de se débarrasser de ses infirmités en augmentant, voire en transformant, ses potentialités.
De quelles infirmités parlent-ils ? De celle qui nous oblige encore à naître de la rencontre hasardeuse de gamètes, de l’infirmité qui nous expose à souffrir, à être malade, à vieillir et nous condamne à mourir sans l’avoir voulu. Bref, la singularité (voir Ray Kurzweil) promet de nous débarrasser de notre humanité et de nous rendre aussi parfait que les machines créées par notre génie, lequel génie n’avait pas imaginé qu’elles deviendraient pour nous un idéal de développement. Que s’est-il donc passé pour qu’on en soit réduit à cette espèce de paradoxe, assez humiliant si l’on y songe.
Au XVIIIe siècle, lorsque l’on créait un automate capable de simuler des fonctions physiologiques, on pouvait croire comprendre les mécanismes biologiques. Plus tard, l’idée de tester le vivant avec des mécanismes artificiels a conduit les psychologues à expliquer nos comportements par stimuli-réponses en termes d’input et d’output. Puis des robots ont commencé à reproduire ce qui est censé caractériser l’homme : son aptitude à recevoir des informations et à rétroagir avec elles. Après la cybernétique, dans les années 1940, la bionique a fabriqué des machines « bio-inspirées » qui simulent et s’inspirent du monde naturel. On a bientôt fini par considérer le robot comme l’équivalent fonctionnel de l’homme, c’est-à-dire une mécanique dotée d’une certaine autonomie et d’un pouvoir d’appendre par essai et par erreur.
La machine a cessé d’être une simple métaphore pour le vivant, son perfectionnement est apparu comme la trajectoire que l’homme pourrait espérer pour lui-même. C’est l’époque, pas très lointaine, où l’ordinateur semblait le prototype de l’intelligence parfaite, que nous pourrions réaliser si nous étions intégralement rationnels, si nous n’étions pas parasités par nos émotions et si nous avions une mémoire beaucoup plus étendue. Assez vite, on s’est dit que le critère de la différence entre l’homme et la machine, l’intelligence, la conscience, est finalement assez fragile. Car, qu’il sache ou non ce qu’il fait, l’ordinateur le fait et c’est bien l’essentiel qu’on attend de lui. Seul compte le résultat et ce résultat est d’autant mieux obtenu que l’on a à faire à des experts dont les intuitions prévalent sur la réflexion et sur la délibération. En d’autres termes, la conscience et le raisonnement pourraient ne pas être un privilège par rapport aux automatismes qui contribuent à l’exécution efficace des tâches manuelles et intellectuelles de la vie moderne.
De sorte que l’homme et la machine se retrouvent mis sur le même plan. Tous deux déploient des activités finalisées en essayant d’optimiser leurs opérations et de composer avec un environnement fluctuant. Sauf que, et c’est là où le bât blesse, la machine est très vite meilleure que l’homme : elle mémorise mieux, réagit plus vite, résiste davantage, etc.
D’où vient donc cette fascination pour les automatismes qui justifie l’appétit technologique d’innovation ? La réponse pourrait être simple : on veut l’efficacité, on veut une économie d’effort, une économie d’attention, on veut « assurer » dans la compétition, on veut la diminution des coûts de production, etc. On ne veut surtout pas s’embarrasser de la question « Et l’homme dans tout ça ? », et on préfère satisfaire à l’urgence des impératifs financiers et économiques. Voilà aussi pourquoi la conscience est devenue encombrante et qu’elle n’est plus invoquée pour faire la différence entre l’homme et la machine. Cette conscience superflue désigne également la conscience morale, pas seulement la conscience épistémique. La mise en continuité de la machine et de l’homme, leur fusion annoncée pour bientôt n’est évidemment pas dépourvue d’un certain cynisme.
Dans les années 1950, le philosophe allemand Günther Anders expliquait que les hommes allaient de plus en plus céder à une redoutable pathologie. Il appelait ce mal nouveau « la honte prométhéenne d’être soi », c’est-à-dire le sentiment dépressif de ceux qui découvrent qu’ils ne sont plus à la hauteur des machines qui les entourent : une sorte de mésestime de soi, au point de céder à une négation de soi, à la fuite justement dans l’univers prométhéen de ces machines. Ainsi, s’expliqueraient, par exemple, les fantasmes trans-humanistes qui renouent avec ceux du futurisme italien du début du XXe siècle. « Devenir un homme d’acier », disait Marinetti dans les années 1920 ou du moins devenir l’égal d’une machine en se laissant fabriquer par les bio-technologies grâce au clonage, grâce à l’ectogenèse, en étant exempté des maladies, de la vieillesse et des infirmités grâce à des implants électroniques, grâce aux neuroprothèses, et dispensé de mourir grâce au téléchargement de la conscience sur quelque support inaltérable que l’on pourra implémenter sur autant d’autres supports qu’ils soient corps ou machines. Et l’homme dans tout ça ? Réponse : l’homme n’est plus. Il s’est mis à la hauteur de ce que peuvent ces machines et en a épousé intégralement la condition.
Pour retrouver le sens commun, restituer à l’humanité sa place, que faudrait-il donc ? Il faudrait se réconcilier avec soi ; cesser d’en appeler à l’inconscience ou aux automatismes comme à l’alibi de nos insuffisances. Il faudrait accepter le hasard de la naissance, que la souffrance, la vieillesse et la mort soient parties prenantes de la vie, alors que l’on pourrait y remédier. Au fond, pour préserver une frontière infranchissable entre l’homme et la machine, il suffirait de revendiquer la vulnérabilité comme un privilège, comme l’indice de notre dignité. En aurons-nous le courage ?
Y a-t-il une frontière infranchissable entre l’homme et la machine ?
Photo : D.R.
Jadis, on s’est servi du modèle des machines pour comprendre le corps humain. L’idéal aujourd’hui serait-il pour nous d’incarner les performances des machines en révoquant le biologique ? Pas si sûr.