Pour de nombreuses entreprises européennes, la banane est le fruit qui s’est retrouvé au cœur de conflits relatifs aux politiques commerciales internationales. À partir de la création du marché unique européen et jusqu’à la fin de l’année 2009, le commerce de la banane a fait l’objet d’une longue et complexe dispute au cours des négociations du GATT, puis avec l’organisation mondiale du commerce, impliquant des dizaines de pays producteurs et consommateurs. Demandez aux architectes du marché unique ou à Pascal Lamy de l’OMC ce qui leur a posé le plus de problèmes : les bananes. Des décennies auparavant, les bananes avaient presque fait capoter le traité de Rome.
Pour plusieurs millions de travailleurs des plantations, de petits cultivateurs et leurs familles, la banane est un fruit dont ils peuvent tirer des revenus décents, quoique pour la majorité d’entre eux la situation est de plus en plus difficile. Pour les consommateurs, elle est un aliment relativement bon marché, parfois même très peu cher, pour certains c’est un goût exotique de paradis, pour d’autres le symbole de la chute du mur de Berlin ou un slogan raciste sur un terrain de football !
Pour la poignée de grandes multinationales fruitières qui dominent la production et le commerce depuis des décennies, les bananes ne représentent plus un « or vert » car, en raison du pouvoir d’achat des grandes sociétés de vente au détail, les bénéfices sont désormais réalisés au sommet de la filière d’approvisionnement. L’expression « république bananière » s’est banalisée dans le vocabulaire politique et journalistique, mais le pouvoir des sociétés telles que United Fruit (aujourd’hui Chiquita) ou Standard Fruit (aujourd’hui Dole) sur les gouvernements et territoires n’est plus ce qu’il était.
Associer les producteurs et les consommateurs
L’ouvrage intitulé La saga de la banane raconte la création d’un partenariat étroit entre des petits planteurs caribéens, des syndicats de travailleurs des plantations latino-américains et des organisations européennes de la société civile afin de modifier les termes des échanges et les conditions de production du fruit le plus important du commerce international, avec pour toile de fond le conflit entre leurs gouvernements au sujet des préférences commerciales accordées par l’Union européenne aux anciennes colonies françaises, britanniques et néerlandaises.
L’histoire n’est naturellement pas terminée, mais l’émergence d’un modèle de commerce équitable qui s’est imposé sur le marché dominant dans certains pays européens est significative, ainsi que l’association faite par des millions de consommateurs entre marché de la banane et mauvaises conditions de travail accompagnées d’impacts négatifs sur l’environnement. L’élément le plus significatif de cette saga ne concerne pas les colossales différences de conditions économiques, sociales et environnementales entre les régions productrices, ni la lutte contre la politique commerciale européenne, mais le fait que les filières d’approvisionnement sont désormais obligées de devenir plus transparentes… et donc plus responsables envers les différentes parties prenantes. Les technologies de l’information et de communication rendent quasiment impossible de revenir à une époque où les consommateurs ignoraient les conditions de travail dans les plantations, et les travailleurs des plantations le prix du fruit dont il ou elle avait permis la vente dans un supermarché à l’étranger.
L’alliance des acteurs aux deux extrémités de la filière bananière est le précurseur d’un phénomène qui touche désormais les secteurs économiques, de l’habillement à l’électronique ou de l’huile de palme à la pêche, à savoir envisager l’économie non seulement dans des termes abstraits d’approvisionnement et de demande, mais également en tant que succession d’acteurs ajoutant ou dégageant tous plus ou moins de valeur au fur et à mesure du transfert du produit (ou service) des producteurs aux consommateurs. Ces acteurs ont tous un impact plus ou moins important sur l’environnement naturel. Un aspect essentiel de ce nouveau phénomène est que la perception de l’économie réelle en termes d’impacts sur les ressources naturelles et de capital humain exige une évolution rapide de notre mode traditionnel de compréhension de l’économie et du commerce.
L’association des petits exploitants, des ouvriers des plantations et des consommateurs concernés a favorisé l’émergence d’une vision depuis le lancement de notre collaboration : une économie durable de la banane dans laquelle les coûts sociaux et environnementaux, actuellement externalisés, sont inclus dans les prix tout le long de la filière, depuis la plantation jusqu’à la corbeille de fruits di consommateur. Le développement durable ne concerne donc pas uniquement l’environnement tel qu’il est parfois interprété, mais il doit devenir un concept plus visionnaire intégrant les concepts de capital humain et naturel, insufflant une vision plus large de l’économie en son cœur.
Pour certaines entreprises du secteur, négocier avec des parties prenantes non commerciales à propos des prix, des revenus et de la distribution de valeur tout le long de la filière reste un sujet plutôt tabou. Néanmoins, les personnes à l’origine du Forum mondial de la banane – une initiative multi-acteurs regroupant des entreprises, des agences de la société civile et des agences gouvernementales et intergouvernementales – estiment que ces sujets sensibles doivent être mis sur la table et ouvertement débattus par tous afin d’imaginer un modèle de développement durable pour cette matière première tropicale.
Aucun acteur, commercial ou non, ne peut imposer sa vision unilatéralement. L’innovation est un défi pour tous, et elle ne concerne pas seulement les technologies. Le principal défi repose probablement sur le développement de nouveaux modes de collaboration visant à réduire les conflits sans ignorer les problèmes criants que sont les salaires, les prix et les bénéfices.
Certification Fairtrade et Plan banane durable
Le modèle de certification de Fairtrade comporte un prix minimum basé essentiellement sur les coûts durables de production pays par pays. Plus de 5 % des bananes consommées dans l’UE portent aujourd’hui l’étiquette Fairtrade. En Suisse, la moitié des bananes vendues sont issues du commerce équitable, contre un quart au Royaume-Uni. Les producteurs des îles du Vent, par exemple, affirment que sans la certification Fairtrade, leur industrie aurait disparu, car les vents de la libéralisation du commerce ont balayé leur région. Certains affirment qu’un prix équitable garanti décourage l’innovation, mais ce sont les producteurs eux-mêmes qui élaborent les programmes de diversification là où les gouvernements ont échoué par le passé. Ils s’efforcent également de trouver des moyens de réduire l’utilisation des produits chimiques.
En outre, bien que les travaux en faveur d’un salaire décent pour les travailleurs des plantations n’aient été que récemment lancés dans le cadre du Forum mondial de la banane, nous devons insister sur le fait que maintes organisations de travailleurs des plantations en Amérique latine auraient pu entièrement disparaître, car le nivellement par le bas a resserré les coûts de main-d’œuvre et favorisé l’emploi désorganisé et temporaire, sans le soutien des organisations de la société civile dans les pays consommateurs et leur propre capacité à redéfinir le rôle des syndicats au XXIe siècle.
En effet, de nouvelles organisations ont vu le jour et un socle de dialogue social constructif, sur lequel nous pouvons nous baser, existe toujours dans certains pays. Le premier accord international des droits du travail entre une grande entreprise agricole et ses employés a été conclu en 2001 entre Chiquita et les syndicats.
Un appétit émerge également parmi les principales entreprises et les associations de planteurs afin de s’attaquer aux importants problèmes de la forte dépendance vis-à-vis des produits agrochimiques et une variété unique.
Les planteurs des îles françaises de la Martinique et de la Guadeloupe, aujourd’hui engagés dans un « Plan banane durable » à l’échelle de l’industrie, n’auraient pas pu mettre ce plan en place sans le soutien de l’Union européene et, sans subventions, l’économie des îles Canaries n’aurait sans doute pas survécu uniquement grâce au tourisme. Sur le long terme, il est important de noter que ce sont les producteurs européens qui ont aujourd’hui un réel intérêt à créer un nivellement par le haut dans lequel les normes du travail, sociales et environnementales seront déterminées selon le plus grand dénominateur commun. Les expériences françaises de réduction drastique de l’utilisation des produits agrochimiques et dintroduction de l’assolement peuvent être partagées avec leurs collègues d’Amérique latine et d’Afrique de l’Ouest.
Espoirs et défis
La création du Forum mondial de la banane en décembre 2009 avec une mission commune, à savoir « évoluer vers une production et un commerce durable de la banane », exprime l’espoir qu’une approche collaborative est possible et que les travaux en cours peuvent servir de socle et être accélérés. Il s’agit du début d’un long voyage pour une industrie, dont l’image a été ternie par sa propre histoire, engagée dans un conflit commercial international pour toute la période retracée dans La saga de la banane. Est-il impossible de collaborer vers un nouvel accord de l’industrie qui prendrait en compte l’ensemble des questions sociales, économiques et environnementales ?
À l’origine, les principaux protagonistes du forum multi-acteurs étaient des représentants de travailleurs, des planteurs et des organisations de la société civile telles que Banana Link, sa crédibilité et son succès dépendent des impacts tangibles que les dialogues et projets pourront avoir sur les conditions de travail, les ressources naturelles concernées et sur notre capacité collective à inventer un nouveau mode plus démocratique de gouvernance économique, à savoir « léger » et adaptable, mais également pratique et complet. Les cocréateurs du Forum mondial de la banane
comprennent les cinq premières sociétés fruitières, à savoir Dole, Chiquita, Del Monte, Fyffes et Bonita/Noboa, et trois des principaux détaillants : Walmart, Carrefour et Tesco.
La création du forum a également été saluée par des gouvernements membres de la FAO (Food and agriculture organization), lors de leur conférence intergouvernementale. Leur ouverture et leur volonté de voir cet instrument fonctionner pour toutes les parties prenantes de l’industrie pourraient insuffler l’inspiration nécessaire au monde sur la manière de traduire en moyens équitables et durables de travailler dans une filière d’approvisionnement d’une valeur de plusieurs milliards de dollars les espoirs nourris depuis le sommet mondial de Rio en 1992.
Alistair Smith, l’auteur de La saga de la banane, publiée aux éditions Charles Léopold Mayer (287 pages, 2010 ; 21 euros ; www.eclm.fr), est également le coordinateur international de l’ONG Banana Link.