Isabelle Bourboulon: « En France, le travail a une fonction sociale très forte »

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D.R.
En France, souffrir au travail ne relève plus des sujets « tabou ».

« Flexibilité », « réactivité », « souplesse », « coût du travail »… L’évolution terminologique relative au travail, et plus précisément au management, s’avère inquiétante lorsque l’on s’y penche de près. C’est ce qu’a fait la journaliste indépendante Isabelle Bourboulon dans Le livre noir du management, qui rappelle l’origine de cette discipline née au XIXe siècle en France et aux États-Unis.

Comme son nom l’indique, l’ouvrage n’est pas flatteur. La mise au point d’Isabelle Bourboulon sur des méthodes plus que contestables, utilisées aussi bien dans le secteur privé que dans le public, est pourtant nécessaire. Le management, comme d’autres disciplines liées aux ressources humaines, n’échappera pas à une vraie remise en question.

 

Dans la seconde partie du livre, l’auteur met en avant quelques méthodes alternatives qui ont, selon elle, fait leurs preuves.

 

Commerce International: Vous parlez dans votre livre de la « croissance exponentielle du marché de la santé au travail. » Croyez-vous à l’efficacité de ces méthodes?

 

Isabelle Bourboulon: « Malheureusement, je ne crois pas beaucoup à l’efficacité de ces interventions qui se réduisent le plus souvent à « éteindre l’incendie » des souffrances psychiques (troubles psychosociaux, stress, dépression, burn-out, etc.) dues aux méthodes de management actuelles. On estime à environ 4000 le nombre de psychologues et de psychanalystes engagés par les entreprises ou les sociétés de services pour intervenir auprès des salariés. Au point que la profession elle-même commence à s’interroger sur son rôle au service des entreprises. L’enquête que j’ai menée révèle que l’on assiste en France à une véritable crise du travail et, sur ce point, je suis totalement d’accord avec le chercheur Yves Clot(1) qui propose de mettre en question la qualité du travail elle-même, en ouvrant le débat au sein des entreprises avec toutes les parties prenantes.

 

La formation des managers a également un rôle à jouer. Quelle influence peuvent avoir des poids lourds comme HEC contre la dégradation des conditions de travail?

 

I.B.: « La « majeure alternative management« , dirigé par Eve Chiapello à HEC, est une excellente initiative, même si elle ne concerne qu’un nombre limité d’étudiants, car c’est un module de spécialisation de dernière année. L’intérêt de cette majeure, outre qu’elle fait appel au sens critique des étudiants, est de rechercher comment concilier l’efficacité dans la production de biens et de services avec des valeurs essentielles à la survie et au bien-être de nos sociétés, comme le respect de la nature, le développement des individus et le respect de leur quête de sens. Dans le prolongement de ce programme, il faut aussi s’intéresser à l’observatoire du management alternatif (www.hec.fr/amo), un lieu d’échanges et de réflexion qui participe au renouvellement des pratiques managériales pour une meilleure prise en compte de la dimension humaine et sociale. Cet observatoire accueille non seulement des étudiants, mais aussi des chercheurs et des professionnels de la sphère économique. »

 

« L’éthique sacrificielle du travail a disparu chez les jeunes » et les managers doivent désormais en tenir compte. Observe-t-on la même évolution de la sphère privée ailleurs en Europe ?

 

I.B.: « On ne se trompera sans doute pas beaucoup en avançant qu’il s’agit d’une évolution assez générale, tout du moins en Europe, même si en France il existe une conflictualité particulière. C’est d’ailleurs ce qu’a montré une enquête, européenne celle-là, de Dominique Méda et Lucie Davoine(2): les Français disent que le travail a une trop grande emprise dans leur vie, mais lui demandent en même temps plus qu’il ne donne, c’est-à-dire y trouver satisfaction, accomplissement et fierté. Le travail a donc en France une fonction sociale très forte. Pourtant, on constate aujourd’hui que nombre de salariés et de cadres, pas seulement chez les jeunes, ont tendance à se désengager. »

 

Que peut apporter l’économie sociale et solidaire, qui se développe et se situe « en phase avec les attentes du monde politique », aux pratiques du management ?

 

I.B.: « Dans la situation de crise du travail actuelle, l’économie sociale et solidaire (ESS) a valeur d’exemple à plusieurs titres. D’abord parce que les contrats à plein temps et à durée indéterminée, et le respect des conventions collectives et des personnes y sont la règle. Ensuite, parce que l’ESS fonctionne selon les principes de la démocratie participative: dirigeants élus, instances de décision collectives suivant la règle « une personne, une voix », bénéfices destinés prioritairement au développement de l’activité. En matière de formation au management, la principale différence avec les formations classiques est d’avoir introduit pour les managers une double compétence, économique et sociale. Dans les cursus qui leur sont destinés, on trouve par exemple des indicateurs humains sur la collaboration avec les partenaires, la prise en compte du développement durable, l’utilité sociale du service rendu sur un territoire donné, etc. »

 

Notes:

(1) Y.Clot, Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2010.

(2) L. Davoine et D. Méda, Place et sens du travail en Europe. Une singularité française ?, Centre d’étude de l’emploi, février 2008.

 

 

Le Livre noir du management, d’Isabelle Bourboulon, Bayard éditions (septembre 2011), 282 pages, 19 euros

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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