Début juillet, nos confrères de la CCI Paris Ile-de-France ont pu interviewer Jérôme Bédier, ancien énarque devenu directeur général délégué de Carrefour en 2012 qui est aussi président du conseil d’établissement de l’école Sup de Vente. Dans un univers du commerce qui ne cesse de muer, que ce soit en magasins, avec la vente en ligne ou encore le drive, les grands groupes de la distribution doivent faire des choix toujours plus importants pour rester compétitifs et gagner des parts de marchés tout en gardant une image de marque auprès des consommateurs, en rendant toujours plus attractifs, notamment, les espaces de vente.
CCI Paris Ile-de-France : Après avoir opéré un recentrage de ses activités, Carrefour a de nouveau le vent en poupe et affiche même pour le premier trimestre 2017 une croissance de plus de 6% au niveau du groupe. Quels sont vos nouveaux vecteurs de croissance ?
Jérôme Bédier : Notre stratégie de croissance est orientée autour de trois grands axes. Nous sommes tout d’abord un groupe multiformat. Cela signifie que nous avons fait le choix d’être présents, dans le monde entier, au travers de trois types de magasins : les hypermarchés, les supermarchés et les commerces de proximité. Nous ouvrons donc régulièrement des magasins de toutes tailles et nous sommes amenés, dans certains cas, à racheter des activités pour soutenir notre développement. Cette stratégie axée sur le multiformat nous permet de construire un modèle de croissance équilibré, les ralentissements d’activité conjoncturels dans certains types de magasins pouvant être compensés par les résultats plus positifs enregistrés sur d’autres catégories de points de vente.
Les produits sont aussi, naturellement, des vecteurs essentiels de notre croissance. Notre groupe a ainsi enregistré des développements importants sur des gammes entières comme les produits bio par exemple. Nous avons aussi adapté notre offre pour mieux répondre aux nouvelles attentes des consommateurs de plus en plus attirés par les produits locaux, les produits traditionnels ou les produits frais.
Carrefour est, enfin, un groupe omnicanal qui appuie son développement à la fois sur les ventes en magasin mais aussi sur Ia vente en ligne. Toute une série d’interactions vont progressivement se mettre en place entre ces deux univers et l’on peut parler, à terme, d’une véritable convergence entre les magasins physiques et le digital.
CCI P-IDF : Avant de rejoindre le Groupe Carrefour, en 2012, vous avez été, pendant de nombreuses années, un acteur influent au sein de la Fédération des entreprises du Commerce et de la Distribution (FCD). Quel regard portez-vous sur les mutations profondes de votre secteur d’activité et comment percevez-vous son évolution dans les prochaines décennies ?
J.B. : De nouveaux supports de vente se développent, le mobile étant sans aucun doute l’un des plus puissants actuellement. Ces outils permettent d’enrichir et de diversifier l’expérience client. Mais la question essentielle, à mon sens, c’est de pouvoir proposer des modèles de consommation qui soient les plus adaptés aux attentes de nos clients. C’est précisément sur cet aspect que les parcs de magasins retrouvent toute leur efficacité. Aujourd’hui d’ailleurs, la plupart des personnes qui effectuent des achats sur notre site Rue du commerce demandent à être livrées en magasin plutôt qu’à leur domicile.
Donc, pour nous, les enjeux à venir portent principalement sur l’évolution des magasins. Ces derniers doivent rester des lieux attractifs, bien conçus, où les consommateurs ont envie d’aller, des lieux où ils vont pouvoir être confrontés à des choix ou être surpris par des offres nouvelles. Dès lors que ces magasins auront ces caractéristiques, internet apportera un complément de valeur ajoutée très utile.
CCI P-IDF : Amazon, l’un des principaux acteurs du e-commerce dans le monde a racheté récemment une importante enseigne de supermarchés aux Etats-Unis. De leur côté, les grandes marques de la distribution se positionnent de plus en plus sur internet. Une nouvelle bataille commerciale n’est-elle pas en train de se préparer entre pure players et acteurs traditionnels du commerce ?
J.B. : Les pure players, nous en sommes depuis longtemps convaincus, ont une obsession : devenir à terme de vrais commerçants en s’appuyant sur des réseaux physiques qui leur permettront de générer des flux d’achats réguliers. Toute la question est de savoir si ces spécialistes d’internet et de la logistique seront en mesure de devenir, un jour, de véritables commerçants capables de sélectionner des produits et d’organiser des actions marketing particulières autour de ces articles. Les acteurs historiques ont, pour eux, l’avantage de la connaissance et de l’expérience des produits et c’est précisément sur ce terrain que la sélection économique va se jouer. Le niveau de concurrence n’en demeure pas moins élevé. L’essentiel, à mon sens, est d’être en mesure de proposer aux consommateurs une offre de qualité qui enrichit véritablement l’expérience client.
CCI P-IDF : Les espaces commerciaux ne doivent-ils pas, précisément, évoluer dans leur conception ?
J.B. : Le commerce, la place du marché a toujours été le lieu central de la ville, un lieu d’échanges entre les gens. On peut disposer, grâce à internet, d’une offre de services supplémentaire, mais les fondamentaux du commerce restent au fond les mêmes. Les centres commerciaux, les magasins doivent devenir des lieux de vie, des lieux attractifs, agréables où il se passe des choses, où l’on a envie d’entrer.
CCI P-IDF : Ne faut-il pas aussi repenser la ville autrement ?
J.B. : Pendant longtemps, on a voulu séparer dans l’espace, le travail, le logement et le commerce. Il est important que nous puissions revenir à un urbanisme qui encourage la mixité des espaces de vie. Les élus locaux doivent accompagner de manière efficace les commerces physiques dans cette mutation.
CCI P-IDF : Il y a encore quelques années, on avait coutume de dire que la France avait d’excellents ingénieurs mais manquait cruellement de bons commerciaux, en particulier dans le BtoB. La tendance s’est-elle inversée depuis ?
J.B. : La France, contrairement aux idées reçues, est un pays de commerciaux. Quand on regarde l’histoire du commerce depuis un peu plus de cent ans, on s’aperçoit que beaucoup d’innovations sont nées en France. Depuis qu’Aristide Boussicault a lancé Le Bon Marché jusqu’à aujourd’hui, bon nombre de nouvelles formes de commerce ont été conçues dans notre pays : l’hypermarché, inventé par Carrefour en 1963 et même plusieurs pure players du e-commerce. La France a donc un réel génie commercial.
En revanche, le secteur du commerce est encore insuffisamment reconnu en France. Nous avons cependant des formations commerciales qui fonctionnent bien. La CCI Paris Île-de-France est particulièrement active dans ce domaine et l’approche de Sup de Vente est, à cet égard, particulièrement intéressante. La formation à la vente, à laquelle je crois beaucoup, est en effet pour moi au cœur de la fonction commerciale puisque l’on y aborde des questions essentielles : comment bien connaître et vendre les produits, comment bien analyser les besoins du client et être capable de lui parler des produits en fonction de ses besoins ? Ce rapport direct entre vendeur et acheteur est, au fond, la partie la plus intime de la relation commerciale. La vente, c’est aussi un état d’esprit. C’est ce qui pousse les entreprises à aller de l’avant, à créer de nouvelles dynamiques autour de leurs produits. Cette énergie humaine est inséparable du commerce.
L’autre atout de Sup de Vente est de former jusqu’au Bac +5 près d’un millier de spécialistes de la vente par la voie de l’apprentissage, ce qui, pour moi, est une façon très concrète d’appréhender ce métier. Notre implantation à Paris va nous permettre de développer le nombre d’apprentis mais aussi d’avoir une base géographique plus élargie puisque Sup de Vente a vocation à travailler dans l’ensemble de la région parisienne.
Source : CCI Paris Ile-de-France